Nous sommes restés la dernière fois sur un état des lieux de la crise des images télévisées de football. A quoi pourra ressembler demain ce sport où les images auront été épuisées, rendues exsangues par les évolutions et pratiques que nous avons décrites ?
Les Coupes du monde elles aussi continueront sans doute à rassembler de fortes audiences (sauf si Infantino veut en faire une par an, avec l’overdose qui s’y rapporterait…) mais les autres compétitions, dont les coupes et championnats nationaux, sont/seront en première ligne de cette désaffection.
Nous vient à l’esprit alors une histoire racontée par Umberto Eco dans La Repubblica (Courrier International du 15 février 2001). Pour Eco, la « carnavalisation du monde » -où tout le monde joue tout le temps, en gros- et la surconsommation, notamment de sport, n’assouvissent pas le désir, ils l’aiguisent. A l’appui de ses dires, il cite cette « vieille histoire du type qui approche une fille et lui demande : Mademoiselle, que faites-vous après l’orgie ? ».
La saturation actuelle de football n’est donc peut-être qu’une pause, le besoin de retrouver son souffle. Elle marque pourtant la fin d’un cycle et annonce de nouvelles formes de divertissement sportif. La question est : qu’y aura-t-il après l’orgie ?
De grands auteurs (Borges et Bioy Casares, Bilal et Cauvin, Umberto Eco…) ont chacun proposé leur conception de la fin du football.
Ils ont surtout mis l’accent sur la disparition des spectateurs, voire des stades, sur la prise de pouvoir par la télé et sur les substituts aux joueurs et athlètes réels qui sont apparus. Sont aussi là : les branchements des joueurs sur des systèmes électroniques et celui des téléspectateurs à des paris obligatoires pour pouvoir regarder la télévision.
Leurs visions sont étonnantes et passionnantes. Leurs textes datant déjà des années 1960 à 90, il leur était impossible toutefois de prévoir plus précisément certaines évolutions. Dans les mondes -assez différents les uns des autres, à certains égards- qu’ils entrevoient, le spectacle a tout envahi, c’est le règne des simulacres. L’authenticité et le rapport au réel y sont devenus secondaires.
Nous allons risquer ici quelques pistes, perchés que nous sommes sur notre année 2021 de fin (?) de pandémie, en explorant ce que nous ressentons devant un match de foot, comment nos sensations pourraient évoluer et vers quels marchés. Avec tous les aléas que de telles « prévisions » présentent, évidemment.
La dépêche ci-dessous de l’Agence Transe Presse, la plus fiable -et de loin- de toutes les agences de presse, lève le voile sur certaines évolutions possibles.
L’image animée ne disparaîtra pas de sitôt du foot médiatisé. Nous aurons longtemps encore envie de voir. Mais autrement, sur d’autres supports que l’écran télé, et dans des lieux autres, en mobilité, en attention flottante, éclatée ou hyper concentrée, c’est selon. Et ce seront les formes courtes, les sélections de buts, les résumés de matches, les modélisations en images de synthèse qui s’imposeront toujours plus. A voir, souvent, sur des écrans miniatures de smartphones, qui modifient jusqu’à la réalisation des matches eux-mêmes. Des joueurs minuscules sur des écrans minuscules, c’est en effet juste irregardable.
Et puis, 90 minutes, aujourd’hui, c’est devenu trop long. A l’heure des spots de pub et des clips, l’attention ne suit plus. Ou bien on arrête de regarder avant la fin ou bien on survole, on jette un œil de temps en temps, on zappe à l’intérieur même des programmes télé et d’un appareil électronique à l’autre.
L’image est appréciée en revanche pour des micro-événements de quelques secondes, brillants, cocasses ou cruels : buts extraordinaires, animal en fuite sur le terrain, bourdes des gardiens… complètement hors-contexte et provenant de la totalité de la surface du globe.
Une solution raisonnable pour continuer à voir du foot avec plaisir serait que les télés et leurs réalisateurs reviennent à un peu de modestie et cessent leur course folle au « toujours plus techno ». Il y a quelques années, même un Michel Denisot, pilier historique de Canal+, disait son souhait d’un retour à des matches filmés par cinq caméras (et non 20 ou 30), comme aux débuts de la chaîne cryptée.
Connaissant un peu le fonctionnement des médias actuels et la concurrence débridée qui les oppose, il y a cependant peu de chances que la surenchère technologique s’arrête et qu’un changement dans cette direction ait lieu. Du côté des télés, la solution de la diète paraît donc peu probable. De notre côté à nous, téléspectateurs, il va nous rester à nous organiser, et cette adaptation est déjà en cours.
Nous aurons perdu la trace du foot comme sport collectif, les plans larges auront été laminés par les plans de joueurs vus seuls en action, les séries de ralentis et les superloupes. Si les formes à venir se construisent sur cette version dénaturée du football, elles ne feront que reproduire le modèle ancien, dans ce qu’il a de pire.
Le filon du foot télévisé aura rendu l’âme, épuisé par l’avidité des chaînes, par l’absence de respect pour leur propre produit, par l’absence de soin, de « care » autant que par les évolutions techniques vers la miniaturisation et le virtuel. Si l’esprit du jeu reste délibérément incompris, quelle sera la réelle valeur ajoutée des somptueux écrans plats par rapport aux vignettes des smartphones et de leurs successeurs ?
L’image ne sera plus à voir en direct, ou beaucoup moins. Elle arrivera après la bataille, comme une sorte de « plus ». Et puis, un jour peut-être, nous en passerons-nous complètement, notre imagination ayant repris le pouvoir sur le produit hyper-transformé et trompeur qu’est devenu le foot télévisé.
Nous pourrons alors vibrer par branchement sensoriel, nous glisser dans la peau d’un joueur, imaginaire ou réel, les Sané, Mbappé et ceux qui suivront, et ressentir ce qu’il ressent. Mais cette forme de réalité virtuelle rendra-t-elle compte de ce qui fait la magie du football : les démarquages, le sens du jeu, l’intuition du hors-champ et de la passe, du changement d’aile à faire dans la seconde.
Il faudra inventer un jeu sublime d’intelligence pour intégrer ces éléments si subtils et si beaux, mêlant le vécu sensoriel, individuel, du joueur et la dimension collective et tactique, celle à laquelle une bonne partie des télévisions ont choisi de tourner le dos, de l’ignorer, de la détruire. Pourtant, sans elle, qu’est le football ?
De cette expérience sensorielle, nous « en serons », mais sans voir, sinon les images mentales que nous produirons nous-mêmes. Notre système nerveux et notre imagination auront pris le relais de notre vision saturée, maltraitée, abîmée.
Nous passerons à un ressenti multi-sensoriel d’un autre ordre, dont les modalités restent à définir. Tout va dans ce sens.
A l’origine, une telle application impliquera, toutefois, le choix d’un joueur. Exprimer le ressenti de celui-ci sera un énorme défi et nécessitera la pose de capteurs sur le joueur lui-même. Quant au calcul des combinaisons et des passes possibles, on en imagine la complexité. Toutefois, ce qui ne relève « que » du calcul est de l’ordre du faisable. Cette application nécessitera au départ un travail sur un seul joueur (le plus populaire ?), la formule étant toutefois démultipliable par autant de joueurs que comptent les équipes... Si le budget est là !
Un tel modèle paraît donc à ce jour utopique mais si les producteurs veulent sortir du seul visuel en 2D et de ses limites, c’est le genre de piste qu’il va bien falloir explorer.
Plus généralement, tout choix éditorial décidant de se concentrer sur un seul joueur est terriblement coûteux. Même pour la retransmission télévisée d’une finale de Coupe du monde comme celle de 2006, on n’a pas excédé le nombre de deux caméras isolées (player cams), une sur la France, une sur l’Italie, suivant chacune un joueur et en changeant tous les quarts d’heure. C’est ainsi que le coup de boule de Zidane a été vu presque par hasard, Zidane n’étant alors filmé en caméra isolée que depuis deux minutes !
Dans un registre proche, Douglas Gordon et Philippe Parreno ont réalisé en 2006 un film, Zidane, un portrait du 21èmesiècle, qui montre le visage de Zinédine Zidane du début à la fin, à quelque rares minutes près. Non seulement le jeu est ainsi presque totalement absent, mais le spectateur n’a aucune idée de ce que Zidane voit : un regard sans vision. On peut d’ailleurs considérer ce film (expérimental, nous dit-on) comme le paroxysme des réalisations télé actuelles où se multiplient les plans de joueurs vus seuls en action, balle au pied. Sur ces plans, on n’a aucune idée de ce que voit le joueur et des choix que les mouvements de ses partenaires lui offrent. Le film est -à mon avis- d’un ennui mortel justement pour cette raison : la richesse d’une vision ne réside pas dans l’image des yeux de celui qui voit mais dans ce qui est vu.
L’imagination du spectateur peut éventuellement prendre le relais mais il lui faut au moins l’ombre d’une suggestion (le son, la musique, une expression de visage, un indice : cf. les films d’Hitchcock et David Lynch, parmi beaucoup d’autres). Dans le film sur Zidane, il n’y a quasiment aucune piste offerte, ce grand joueur ayant en plus la caractéristique d’être presque toujours impassible. Le jour où j’ai vu cette œuvre au cinéma, des groupes de jeunes quittaient la salle après vingt minutes de projection… Les limites de telles expérimentations sont criantes.
Si l’aspect collectif n’est pas pris en compte dans ce type de produit, alors autant préférer au footballeur un athlète de sport individuel, un boxeur ou un super-héros qui n’a aucun besoin de la finesse collective du footballeur et de son jeu.
La question est : qui aura les moyens financiers de produire des jeux de ce niveau, et qui aura l’envie (et la possibilité) de consommer/de vivre des produits aussi sophistiqués, voire élitistes ?
Les passionnés de foot -il en reste- exigeront ils le retour du jeu collectif mis à mal par les télés, surtout en France, Espagne et Portugal ? Ou bien cette dimension, déjà très mal en point, disparaîtra-t-elle purement et simplement ? Et l’ambiance, la chaleur du stade, le sentiment de partager des moments forts ensemble, où seront-ils ?
Soulignons que toutes les formes décrites ou imaginées plus haut sont des visions du foot par procuration et via un intermédiaire : le réalisateur de télé ou le concepteur de logiciel de réalité virtuelle et de jeu vidéo. Il en découle une certaine dépendance du consommateur/joueur par rapport à ces derniers.
Le football amateur a, lui, de bonnes chances de survivre, en tant que pratique, puisqu’il ne subit qu’une partie des dérives des professionnels. Tout ce qui fait le charme puissant du foot -la simplicité, le cadre, les échanges entre joueurs, l’absence de pression financière et publicitaire excessive- pourra continuer à s’y déployer, modestement, dans une relative autonomie, que le monde pro disparaisse ou soit définitivement corrompu -ou non.
Alors allons au stade, pour jouer et/ou pour regarder. Fabriquons-nous, de nouveau, nos propres sensations et images (et pas seulement avec nos smartphones…), libérons-nous des réalisateurs, pour autant que les écrans géants des stades nous le permettent. Choisissons. Libres !
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