Avons-nous encore besoin d’images télévisées de football ? Que nous apportent-elles, que nous apprennent-elles ? Quel plaisir nous procurent-elles ? Allons-nous vers un football sans images ?
Ce texte sera publié en deux fois, et aura deux parties :
-« L’image banalisée » : comment et pourquoi les images télévisées ne nous attirent plus -ou moins.
-« De nouvelles formes à inventer » : si les images télé de foot ne sont plus la forme dominante de notre lien avec le foot-spectacle, qu’y aura-t-il… après ? Quelles nouvelles formes ont-elles une chance d’émerger ?
Deux facteurs centraux sont ici à prendre en compte :
- D’une part les images de foot et les supports sur lesquels elles sont vues se sont démultipliés avec l’évolution des médias et le succès énorme d’Internet. Il existe une loi selon laquelle l’apparition d’un nouveau média n’en fait pas disparaître un autre (ex : la télévision n’a pas tué la radio) ; en revanche, elle modifie -et souvent profondément- l’équilibre entre ces médias, et la relation que nous avons avec eux. C’est ce qui se passe encore cette fois. Avec la multiplication des chaînes de télé, l’apparition d’Internet puis des smartphones, on peut aujourd’hui voir des images animées de football un peu partout et à toute heure du jour : en télévision, sur ordinateur et Internet, sur son téléphone mobile. Et puis dans les cafés et les pubs, sur les écrans géants des fanzones (avant pandémie, mais elles vont revenir), dans les stades mêmes. Le foot télévisé n’est plus seulement dans l’espace privé, il envahit l’espace public.
-Autre facteur important : l’évolution de notre attention face à un match. Quand l’offre s’accroît massivement, une rencontre de football est de moins en moins un événement. Trop de foot tue le foot, dit-on. A tout le moins cette profusion change fondamentalement la nature de ce que nous voyons et l’attention que nous y portons.
Evidemment, nous ne regardons plus un match à la télévision comme nous le faisions en 1958 devant un fascinant France-Brésil de Coupe du monde. Le téléspectateur est devenu bien plus mobile vis-à-vis de l’écran.
Et puis il y a la concurrence des autres médias et outils : celle du mobile, de l’ordinateur, d’Internet, celle des réseaux sociaux répercutant toutes sortes d’opinions, en temps réel, sur les matches.
Les jeux vidéo aussi proposent une vision parallèle, et souvent problématique, du foot et des joueurs. Ils provoquent des addictions, comme les paris sportifs dans un autre registre.
Le site lesremplacants.com rend bien compte de ces phénomènes. Ainsi, « l’explosion des jeux vidéo, surtout FIFA en réalité. Certains joueurs ont tendance à ne plus réellement regarder les matches tout en continuant à se buter sur du football virtuel ». L’analyse du football s’appauvrit alors, dit le site, qui souligne également ici « l’avènement des paris sportifs. Nombre de parieurs ne regardent pas les matches sur lesquels ils ont misé ».
Notre habitude des spots publicitaires et celle des ralentis, innombrables, inclus dans les matches nous ont en quelque sorte « libérés » du face à face avec l’écran et nous nous absentons plus facilement, provisoirement, avec l’assurance qu’en cas de but, nous ne perdrons pas grand-chose : l’image sera remontrée, encore et encore. « Devant un match de foot à la télé -ou à côté ?- faire plusieurs choses à la fois est devenu courant, ainsi communiquer avec ses copains sur un réseau social ou chercher des infos sur le match et les joueurs. C’est ce que décrit très bien Xavier de la Porte : « Une fois l’ordinateur allumé, le match se transforme en un arrière-plan […] Oui, cet écran posé sur mes genoux sert à consulter mes mails, à y répondre, à regarder ce qui se passe sur Twitter, à surfer sur les sites d’informations, bref, à me livrer aux activités habituelles de tout camé de l’Internet ». Un arrière-plan ou un bruit de fond, si on se repère au son. Alors, Internet 1, télé 0 ?
Ceci ne veut pas dire que nous perdons le contact avec la rencontre. Nous restons branchés sur elle. Mais combien voyons-nous réellement d’un match ? Les trois quarts, la moitié, le tiers, dix pour cent ? Sans compter que les réalisateurs se chargent de le cuisiner à leur façon, avec tout ce qui entoure le jeu lui-même : vues sur les tribunes, échauffements des stars, ralentis constants (en France, autour de 100-120 par match). N’oublions pas en outre que l’image ne nous restitue le football qu’en 2D, et donc ne rend compte que d’une partie de la réalité d’un match. C’est autant de football que nous sommes saturés que des limites mêmes des images, aggravées par l’ignorance du jeu que montrent la plupart des réalisateurs. La télé court derrière le stade sans jamais le rattraper : son, ambiance, public, sentiment de vécu de groupe, etc.
Beaucoup manque encore au foot télévisé, pas seulement pour des raisons techniques, mais aussi de politique éditoriale. La chaîne croit devoir faire passer à l’écran toutes sortes de messages et informations, souvent inutiles ou dérangeants, qui portent atteinte au jeu et à l’image.
A l’écran, le match du stade est toujours davantage travaillé de l’intérieur par des mécanismes qui sont étrangers au jeu. La télé fait bien plus que retransmettre, elle transforme.
C’est elle-même qui, poussée par ses propres logiques -ses démons- a contribué à faire de l’image un accessoire, à la détruire en tant qu’image. En la surchargeant, en la polluant, en lui faisant perdre sa cohérence, son unité, elle la banalise. Et aussi en l’orientant vers la vérification plutôt que vers la beauté. Les matches de foot télévisés s’autodétruisent. Et pour cela, les chaînes utilisent des moyens techniques énormes, et paient des fortunes en droits. Mortel paradoxe…
Comme le dit Isabelle Rabineau : « A la télévision, il n’y a rien à voir. On juge, on épie, on surveille : on n’y voit rien » (« Le Parc des Princes, chaudron fatal », cahiersdufootball.net, 19 décembre 2006).
Pas étonnant que le foot télévisé nous dégoûte désormais plus souvent qu’à son tour. Entre dissection et répétition, la nausée s’est installée : vérifions ! Les images polluées ont envahi les superbes écrans plats, à la formidable définition. L’esprit du jeu fait alors cruellement défaut. La technique anéantit d’un côté ce qu’elle magnifie de l’autre. Les stades eux-mêmes apportent leur pierre à la pollution, avec leurs publicités électroniques, animées et aveuglantes.
Dans les émissions de foot (allez, disons Canal Football Club du temps de Ménès), de plus en plus de bavardage est apparu et de moins en moins d’images. Et celles-ci sont le plus souvent au service de pseudo-polémiques ; pour faire court : l’arbitre s’est-il trompé ? Et il est présumé coupable.
L’évolution du modèle économique est également primordiale. Dans les années 60 n’existait que la RTF (qui deviendra ORTF), avec une offre très basse de matches. Aujourd’hui, on peut voir des rencontres de foot sur France 2 ou 3, France 4, TF1, M6, W9, RMC Sports, Canal+, C8, beIn SPORTS, L’Equipe 21 (et Téléfoot jusqu’à il y a peu). La différence est énorme. Le foot a étalé son calendrier sur presque toute la semaine, les joueurs saturent (et leur santé ?!), les téléspectateurs aussi.
Pour pouvoir regarder les matches français, les grands championnats étrangers, les grandes manifestations (Coupe du monde, Euro) et la Ligue des Champions, il faut débourser plusieurs dizaines d’euros par mois, ce que beaucoup de fans de foot ne peuvent ou ne veulent pas s’offrir. On les comprend… Sans parler des installations techniques type décodeurs que cela suppose de se procurer -en espérant qu’ils fonctionnent ! Très dissuasif... L’image est d’un côté banalisé, de l’autre survalorisée financièrement. Du coup, le streaming s’est naturellement imposé sur le Net, dans des conditions juridiques hypothétiques mais avec une forte demande, et pour cause. Et puis, des chaînes qui n’ont pas les droits de diffusion ont développé des solutions ingénieuses, avec des acteurs déchaînés (L’Equipe 21 : Yoann Riou) ou encore des talk-shows : Allemagne (Sport 1), Angleterre, Italie.
Nous voyons alors et entendons des gens qui « voient le match pour nous », nous le racontent, voire nous le miment. Ceci nous ramène en somme, le mime en moins, à ces matches passionnément suivis à la radio, notre imagination en éveil.
Il y a aussi les « lives » sur Internet, un genre à eux tout seuls, où un journaliste décrit le déroulement du match avec des illustrations graphiques style BD, et des commentaires -contributions écrites- d’internautes : un dialogue autant qu’un récit. Il arrive même de suivre le reflet d’une rencontre en direct live sur son ordi, en tournant le dos à sa télévision, où défile le match…
Les images de télé elles-mêmes se sont couvertes de statistiques, de défilants, d’appels à « jouer » avec la chaîne et de textes venant de Twitter. L’écrit occupe ainsi une place considérable dans la retransmission ou le commentaire. Le football est devenu le support d’un peu tout et n’importe quoi, dont ces redoutables paris sportifs auxquels les statistiques de la télé viennent apporter leurs indications empoisonnées. Toutes ces surimpressions n’éclairent pas l’image, elles l’attaquent, elles nous en détournent, elles la corrompent.
Dans un tel paysage, comment l’image s’en sort elle ? Elle survit bien sûr, mais elle est loin d’être désormais le seul objet de notre désir. Le football télévisé n’est même plus la drogue qu’il a été, il est au-delà, et le téléspectateur finit par faire (heureusement ?) son propre sevrage.
L’image s’est, en plus, mise au service de la VAR, qui est l’anti-désir par excellence, avec ses re-visions, ses manies, ses attentes jusqu’à l’écœurement. Disséquée, coupée en tranches, multidiffusée, l’image est entourée d’un vaste contexte et d’une multitude de messages. Ce football « augmenté » d’un côté est largement amputé de l’autre, de ce qu’il y avait de meilleur en lui. Où est la fraîcheur, la surprise, la compétence, la qualité du jugement, la vraie nouveauté ?
Le commentaire aussi tend à disparaître avec ces purs live intéressants, offrant le son du stade sans parasitage par les commentaires, ou avec un commentaire en langue du pays. Des combinaisons nouvelles naissent ; on suit, plus ou moins, le live d’un match sur l’Équipe ou lemonde.fr. Et le lendemain, le soir aux infos ou dans la journée sur son smartphone, on voit les buts…
Le fait lui-même -le match- ne nous intéresse plus que moyennement. Ce qui compte est d’être relié à quelque chose, même par intermittence, mais on sait que la chose est là, à disposition : être au courant, relié au monde, à un certain lieu et moment du monde. Il se passe quelque chose quelque part, je le sais et j’en découvre les développements. Voir n’est plus qu’un élément parmi d’autres du foot télévisé, et désormais pas le plus important. Ce qui compte, c’est d’en être, de cette communauté invisible qui suit un PSG-Barcelone, un Chelsea-Manchester City, un France-Croatie.
Dès lors, avons-nous encore besoin d’images ? Les retransmissions radio des années 50 et 60 avaient un charme puissant, où l’imagination tenait un rôle immense : chacun se faisait ses propres représentations de ce qui se passait, décrit par le reporter. L’imprévu pouvait y surgir à tout moment, avec la plus grande soudaineté.
Aujourd’hui, usés par trop d’images absorbées, pleins à ras bord de ralentis, nous réinventons notre relation au match. Et plutôt que par le tout-image -accompagné de commentaires- celle-ci passe maintenant par un cocktail de plusieurs sources (écrit, audio, image, chiffres) dans lequel l’image n’est plus qu’une composante comme une autre. Le reflet du match est devenu plus important que le match lui-même.
A suivre, donc, comme annoncé et très bientôt : la deuxième partie de ce -long- texte : « De nouvelles formes à inventer ».
Tous droits réservés | Delphacréa