Par Cédric Maiore
Cédric Maiore est docteur en Sciences de l'Information et de la Communication à l'Université Lyon 3 et chef de projet numérique en entreprise. Il a écrit une thèse intitulée "La représentation audiovisuelle du football à l’ère numérique" où il analyse « les formes et les enjeux de la remédiatisation du spectacle sportif footballistique, entre média télévisuel et dispositifs vidéoludiques."
Il apporte aujourd’hui à notre site « Les médias et le sport » son analyse des interactions entre le football télévisé et les jeux vidéo de foot, dont on connaît l’énorme et croissante popularité.
Ce texte, pas toujours facile à lire, est d’une importance extrême. La question qu’il traite est en effet déterminante pour l’avenir du football : comment sera-t-il vu, reçu et même pratiqué demain, et selon quelle logique ?
Illustration : "Soccer !" (Magnavox Odyssey 1973), capture d'écran chaîne You Tube "Super Allsorts Gaming".
Concurrencé par une offre de divertissement audiovisuelle pléthorique en quête du moindre « temps de cerveau disponible », le football télévisé s’est mué avec l’essor des plateformes de SVOD comme le dernier rempart de la programmation linéaire face à un nouveau modèle de consommation d’images entretenu par l’omniprésence des écrans dans notre quotidien. Pour les diffuseurs, d’ailleurs issus aujourd’hui pour la plupart de grands groupes de télécommunication ou de l’économie du numérique, la logique n’est plus seulement de récupérer les droits d’une compétition mais également de créer les dispositions nécessaires à rendre le match de football plus spectaculaire, immersif et racontant une histoire à travers l’actualité d’un joueur et d’une équipe.
L’expression « but PlayStation » utilisée pour une action superbement fluide ou l’évocation de la fameuse Ligue des Champions jouée (là encore) sur PlayStation par l’AS Saint-Etienne selon Jean-Michel Aulas[1] sont déjà le signe que la représentation vidéoludique prend une place croissante dans l’imaginaire du supporter de football et dans la façon d’analyser ce sport. La pandémie de Covid-19 n’a fait qu’accélérer ce processus sémiologique, technologique mais aussi esthétique en rendant naturelle l’utilisation de la réalité augmentée pour remplacer le public dans certains stades ou bien en intégrant dans le direct des chants de supporters issus du jeu vidéo FIFA (EA Sports).
Déjà questionné par l’omniprésence des gros plans, des plans larges pas si larges et du découpage incessant, le football télévisé poursuit sa mue vers un objectif dit immersif qui n’est pas sans rappeler les simulations vidéoludiques que sont FIFA / EA Sports FC (EA Sports) et Pro Evolution Soccer / eFootball (Konami) qui sont désormais extrêmement populaires auprès des amateurs de football et constituent pour les marques, clubs et joueurs des leviers de communication déterminants pour être visibles en dehors du calendrier sportif. Quand on pense aux inspirations vidéoludiques sur le média télévisuel, on cite d’abord la « Spider Cam », cette caméra disposée au-dessus de la pelouse qui nous plonge au cœur du match et permet notamment sur les coup-francs ou les tirs-au-but d’adopter le même point de vue que celui du gamer dans une partie de jeu vidéo.Le réalisateur Xavier Demuyter expliquait dans Le Monde que «ça ressemble à du FIFA, mais à ce moment-là, je ne me suis pas dit “on va faire du FIFA”. » A cela, on peut y ajouter les diverses intégrations de statistiques plus ou moins originales, l’apport de la réalité augmentée en Liga ou encore les tentatives de créer des dispositifs 3D pour l’analyse de buts selon n’importe quel angle. En cela, les codes de mise en scène du jeu vidéo semblent si ancrés dans l’imaginaire sportif qu’ils constituent aujourd’hui des éléments de captation et de retransmission qui ne semblent plus questionnés ni par le public, ni les journalistes ni les acteurs du match.
Ces innovations tirées du jeu vidéo sont-elles nécessaires ? Est-ce qu’elles répondent à un but commercial ou véritablement esthétique pour la compréhension du match ? Pour le réalisateur Laurent Lachand, « c’est toujours les deux. L'économie du sport repose sur le fait que le programme soit vu. Les événements forts combinent une valeur ajoutée sportive importante à une proposition immersive de réalisation. »[2] La promesse d’immersion est un argument pour vivre l’événement sportif comme un immanquable événement.
Pourtant, les inspirations vidéoludiques du média télévisuel sont assez récentes au regard de de l’histoire de la représentation du football en jeu vidéo. Même si la toute première console comptait à sa sortie un jeu de foot (Soccer!, Magnavox Odyssey, 1973), ce sont pendant longtemps les productions vidéoludiques qui ont pris exemple sur la télévision. En effet, dès ce premier opus, l’angle de vue adopté sur la partie est parallèle au sens du jeu puis dans l’itération suivante (Hockey! / Soccer!, Philips Videopac, 1979), on contrôle un avatar à la fois en fonction du porteur de balle. Il y a bien eu quelques tentatives de s’extraire du regard télévisuel avec une caméra au-dessus du terrain[3] – qui d’ailleurs fait penser à la future « Spider Cam » – ou depuis une autre tribune mais le passage de la 2D à la 3D a définitivement instauré un football vidéoludique hautement télévisuel, affirmant des codes de mise en scène parfaitement en vigueur en 2023.
Dès le milieu des années 1990, les séries majeures que sont FIFA et ISS (qui deviendra ensuite PES) disposent avec les consoles de jeu 3D des capacités techniques pour reproduire un football spectaculaire et éminemment télévisuel : les Cut scènes se multiplient de l’entrée des joueurs sur la pelouse aux réactions face aux décisions de l’arbitre en passant par les célébrations de but ; les commentateurs, journalistes ou consultants enregistrent leur voix pour rythmer les matchs et les habillages n’ont rien à envier à ce que l’on voit à la télévision.
Avec le succès commercial et critique de ces sorties annuelles, les jeux vidéo de football sont devenus au cours des vingt dernières années les produits culturels les plus vendus en France et dans la plupart des pays européens. Il semble ainsi logique que les diffuseurs s’intéressent à une vision du match qui s’affirme auprès du public et apporte au cadre très structuré du match de football des innovations permises par les nouvelles technologies de captation d’images et de modélisation graphique.
Pour autant, l’angle de vue sur le match télévisé n’a fondamentalement pas changé depuis ses débuts. Placé au niveau du rond central et en hauteur, le plan large est le premier regard que le téléspectateur a sur l’événement sportif. C’est ici qu’une différence non négligeable se fait par rapport au jeu vidéo. En effet, dans les productions vidéoludiques, il y a bien un plan large mais la caméra se déplace, comme sur un rail de gauche à droite, en même temps que l’avatar porteur du ballon progresse sur le terrain. De plus, tant qu’il n’y a pas d’arrêt de jeu, le plan est continu et n’est jamais interrompu par des plans de coupe. Dans un jeu vidéo, afin de favoriser le plaisir de jeu et des logiques évidentes du gameplay, le gamer doit être dans le contrôle de ce qu’il fait avec sa manette pour que cela se retranscrive dans le monde virtuel. La taille grandissante des écrans a aussi profité aux jeux vidéo puisque les titres offrent une vue étendue sur le match virtuel pour identifier la position des avatars autour de soi et ainsi construire avec plus de précisions les actions menant au but.
Le match de football télévisé s’inspire du football vidéoludique mais davantage dans ses plans de coupe, ses cut-scenes. Les caméras plan large restent fixes et c’est le passage d’une caméra à l’autre qui nous fait avancer sur le terrain en même temps que les joueurs.
Pour autant, une expérience inédite similaire au jeu vidéo a été mis en place le 7 novembre 2021 au Parc des Princes lors d’un match de Ligue 1 entre le Paris-Saint-Germain et le Stade Rennais. Placée en suspension sur des câbles, la caméra glissait latéralement à l’approche des surfaces de réparation donnant à la fois une sensation de mouvement supplémentaire (le téléspectateur avance vers les cages en même temps que l’équipe qui attaque) et rend plus visibles les actions puisqu’avec l’utilisation réduite du zoom, les perspectives sont moins écrasées. Cette Air Cam n’a pas convaincu les téléspectateurs, trop semblable aux jeux vidéo pour certains abonnés de la chaîne lorsque l’on consulte les commentaires sur les réseaux socionumériques ou les forums. Les mouvements incessants de la caméra seraient désagréables et feraient perdre les repères spatiaux du téléspectateur… alors que dans FIFA, c’est le contraire. Le rapport à l’espace n'est pas le même à travers la représentation télévisuelle et la représentation vidéoludique. On comprend alors que la rhétorique de la télévision et celle des jeux vidéo ne sont pas parfaitement substituables. Jusqu’alors, cette méthode de filmage n’a plus été utilisée[1].
Laurent Lachand, à la réalisation de ce match, estime que les téléspectateurs n’ont pas été assez préparés à ce nouveau dispositif de filmage : « Dire qu’on allait proposer aux gens de voir un match avec ce dispositif a été très perturbant puisque tous leurs repères depuis leur enfance ont été cassés. Je pense qu'on aurait dû le présenter autrement […]. Quand je parlais avec les consultants Habib Beye, avec Mickaël Landreau, avec Éric Carrière, qui sont pourtant très rigoristes, il y avait cette capacité à avoir toujours la caméra à la bonne hauteur de jeu pour être à l'intérieur des lignes. » L’Air Cam serait donc un pas en avant vers la compréhension du match, son éditorialisation.
Pour autant, l’enjeu n’est pas de dénaturer le réel, ce qui montre une opposition constante entre le spectacle sportif vivant et sa restitution télévisuelle. L.Lachand précise que « le but premier de mon métier, c'est quand même de restituer le match tel qu'il est. Ce n'est pas de transformer, c’est de donner la meilleure vision du match possible avec une valeur ajoutée qui est de répondre aux différentes problématiques qui vont se créer à l'intérieur. Elles peuvent être tactiques, émotionnelles, relationnelles, il y a plein de strates possibles. C'est ça la base, c'est une bonne visibilité, une bonne vision du jeu et je crois complètement que cet outil bien utilisé permet une meilleure vision du match tout en garantissant une meilleure immersion.» Même si le jeu vidéo est une inspiration désormais assumée chez les diffuseurs, cela constituerait une manière d’éditorialiser davantage l’évènement sportif et le rendre attirant pour des abonnés qui paient le prix fort pour suivre les différents championnats.
Néanmoins, pour que la mutation soit complète et synchrone entre le média télévisuel et le média vidéoludique, il s’agira de trouver une nouvelle alternative au plan large fixé au niveau du rond central qui passera, peut-être, par l’Air Cam. En attendant, le monde du football tente de s’adapter à des audiences plus volatiles en proposant différentes possibilités de «consommer» le match (presque direct avec l’appli Free, résumés vidéo, second écran, etc.) car la solution est sans doute déjà celle-ci : le numérique permet d’offrir aux supporters de football ce qu’ils attendent du match et de son analyse, quelle que soit la niche dans laquelle ils se trouvent.
[1] Jean-Michel Aulas, président de l’OL, qui avait déclaré devant ses supporters en 2010 après un derby : « Nous avons perdu contre Saint-Étienne pour la première fois depuis seize ans. Nous jouons en Ligue des champions alors que les Stéphanois la disputent sur Playstation. » Au match retour, un supporter de Saint-Etienne était venu lui offrir une console Playstation en tribune.
[2] Les citations de M. Lachand sont issues d’un entretien réalisé en visioconférence en juin 2023.
[3] Notamment Pele’s Soccer (Atari Inc, 1981), Exciting Soccer (Alpha Denshi, 1983), Kick Off (Anco Software, 1989).
[4] Il faut aussi noter que ce PSG – Rennes se jouait à huis-clos à cause de la pandémie de Covid-19. Un tel dispositif poserait des difficultés dans un stade avec du public pour des raisons de sécurité mais aussi de visibilité pour une partie des spectateurs en tribune et en loge.
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