Ce que déclare Michel Platini sur le site du Monde le 21 juin 2020 est navrant à plus d’un titre. L’ancien très grand joueur qu’il fut apparaît dans cet entretien comme une personnalité en perte de repères, à la recherche d’une organisation qui voudra bien l’accueillir (il y en aura…).
Avant de se trouver suspendu de toute activité dans le football pour avoir reçu de la FIFA 1,9 million d’euros en rémunération d’un travail dont il n’a pas pu prouver l’existence, Platini a beaucoup tenté pendant sa présidence de l’UEFA et ses années comme conseil à la FIFA. Il a parfois réussi, mais le bilan, au bout du compte, est maigre. On doit certes, en partie, cet échec global à la volonté farouche de certains acteurs de la FIFA (qu’il est encore et toujours incapable -ou empêché- de nommer…) de lui barrer la route de la présidence de l’organe mondial de direction et gestion du football.
On ne saurait toutefois résumer la situation actuelle de Platini à cette machination. D’abord, comment ne pas relever son imprudence et une forme de naïveté dans l’affaire financière en question ? Mais surtout, les déclarations de Platini tournent désormais autour de ce maudit « système » qui l’a pris dans ses rets. Les journalistes du Monde le lui font d’ailleurs remarquer : « Vous employez beaucoup le mot « système » » (il le fait 8 fois !!).
On se demande alors si l’ancien numéro 10 va endosser l’habit de gauchiste anti-système que la répétition de ce mot laisse entrevoir. Mais non, de ce système qui a broyé son ambition, il dit : « Tu t’(y) adaptes, tu essaies de le réguler ». Etrange soumission de la part de celui qui a soulevé l’enthousiasme de millions d’amoureux du football. Michel Platini n’est plus une force de changement, il est devenu un dirigeant -pour l’heure, virtuel- résigné et empêtré dans ses problèmes judiciaires.
On ne lit dans ses propos aucune voie pour l’avenir, aucun signe d’espoir. Bien sûr, on ne peut pas tout dire en une seule interview, mais tout de même : pas un mot sur le football amateur ou de pur loisir (qui jouera pourtant sans doute à l’avenir un rôle majeur), rien sur un football féminin en plein essor. Pas un mot sur les millions de supporters actuellement privés de stade et de leurs équipes favorites, si ce n’est -et encore pas partout- évoluant, au nom de la télévision et des droits qu’elle paie, dans des stades vides et sinistres. Rien non plus sur la VAR (arbitrage vidéo), contre laquelle il s’est beaucoup battu mais de l’application de laquelle il ne semble pas vouloir utiliser les conclusions: à savoir l’ignorance et le mépris pour le jeu montrés par Gianni Infantino et la façon expéditive et choquante qu’il eut d’imposer la VAR au Mondial 2018.
En somme, dirait-on, tout est consommé et les seules évolutions à venir ne viendront que de la régulation du modèle actuel, sans le remettre fondamentalement en cause. Même le virus qui secoue la planète et vide les stades ne saurait avoir le moindre effet sur ce si redoutable « système » : « tout ce qui va se passer dans les années à venir ne dépendra pas de la Covid-19 mais de l’évolution des intérêts et des enjeux du football professionnel. Le système sera toujours plus fort». Un étrange îlot, intouchable. Eternel ? Comme si aucun événement extérieur, même apocalyptique, ne pouvait l’atteindre.
Platini n’est évidemment pas le premier à donner son point de vue sur l’avenir du football mais à notre connaissance, on n’a jamais lu un tel déni des facteurs extérieurs sur le futur de ce sport. Dans un article récent publié sur cahiersdufootball.net (« Après la crise, la désintégration ? », du 13 juin), je mentionnais les prédictions de cinq très grands auteurs : Patrick Cauvin et Enki Bilal, Jorge-Luis Borges et Adolfo Bioy Casares, ainsi qu’Umberto Eco. Tous ont écrit, ou dessiné, sur l’évolution et l’avenir du football. Mais pour aucun d’entre eux le monde du foot n’est à l’abri des évolutions sociales, politiques, économiques, médiatiques, technologiques et scientifiques qui l’entourent. Les portraits que ces auteurs dressent du football de demain -et de sa mort- sont au contraire saisissants par les violences que non seulement le foot s’inflige à lui-même mais aussi qu’il subit de la part d’un monde extérieur terrifiant.
Si nous entrons dans une ère de pandémies à répétition (ce qui signifie confinement-déconfinement-reconfinement à l’infini), le public des stades aura bien du mal à retrouver sa place. Le « système » s’en fichera sans doute -les supporters, financièrement de peu de poids, sont devenus pour lui plus une gêne qu’un atout- mais les effets sur le football lui-même pourraient être mortels : Cauvin et Bilal, dans leur magnifique livre-BD Hors jeu (Autrement, 1987) font dire à leur narrateur : « Je crois encore que l’absence de public est l’une des raisons qui a fait disparaître ce sport (…) Rien n’a remplacé pour moi la voix vibrante de la foule, sa chaleur et sa folie ». Chez Borges, Bioy Casares et même Eco, c’est une certaine logique cynique des médias qui l’a emporté sur la beauté du jeu, et c’est là encore un monde sans spectateurs qui est montré.
L’univers du faux, tel que l’a brillamment décrit U.Eco, celui du simulacre, vient s’engouffrer dans le vide immense laissé par les évolutions profondes des sociétés, les jeux de pouvoir, les terribles violences entre clans, et pourquoi pas, même si ce n’est pas dit, par des pandémies meurtrières. Le faux s’installe aujourd’hui dans les stades qui ont « rouvert » : la télé tente de (faire) bricoler des ersatz de public-foules et de chants. En Allemagne, des effigies de supporters en carton sont placées dans les gradins et des simulations d'ambiance "meublent" tant bien que mal l’espace sonore. En Espagne, la Liga a recours à des images de synthèse pour peupler les tribunes.
En comparaison de celui des auteurs cités, le point de vue de Platini apparaît tout aussi lugubre, mais, lui, sans aucune espèce de vision, à la fois étriqué et résigné : non seulement le « système » a gagné, mais il gagnera toujours. On ne sent même plus chez Platini le violent sentiment d’injustice qui l’a envahi (et on le comprend…) à la suite de son exclusion des instances du football. Non, on pense plutôt à Winston, « héros » du 1984 de George Orwell, qui, à l’issue d’une longue et terrible lutte, ne peut que s’incliner devant un pouvoir implacable.
Le totalitarisme et/ou le simulacre généralisés sont-ils l’avenir du football ? Prédire froidement que le « système » -qu’il faudrait d’ailleurs mieux définir…- est invincible, c’est fermer tout horizon. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que Platini pense ainsi : il n’est plus seulement victime du système, désormais il est le système.
Il existe pourtant des pistes qu’il serait passionnant et urgent d’explorer : par exemple ouvrir de véritables débats au sein du monde du foot. Bixente Lizarazu a écrit en 2010 : « Le foot souffre d’une maladie : la consanguinité ». Depuis, les progrès ont été nuls. Le football reste ce monde fermé, bloqué, les instances démontrent constamment leur incapacité, leur refus de collaborer et échanger avec des chercheurs ou acteurs autres, qui ont des choses à dire. Or, malgré certaines apparences, le football meurt sur pied.
Je travaille depuis 1995 sur football et télévision et sur l’arbitrage vidéo, ai abondamment publié et écrit deux livres, mais je n’ai jamais pu obtenir de rencontre avec M.Platini, malgré plusieurs demandes.
L’aura du magnifique manieur de balle que fut celui-ci, son épopée de Séville 82 ou à la Juventus méritaient mieux. Il n’est peut-être pas trop tard pour une initiative nouvelle, un regard neuf, une alliance des forces vives du football qui, confrontées aux excès de l’argent, du pouvoir, des virus et du « système » n’ont peut-être pas dit leur dernier mot. Mais elles ont besoin d’incarnation, d’inspiration, de rassembleurs. Parmi ceux-ci, et s’il retrouve un peu de sa fraîcheur d’antan, pourquoi pas Platini ?
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