Voici donc Pierre Ménès face au « début de la fin », selon l’expression de L’Equipe. Onze ans déjà que Sa Majesté Ménès règne sur le
Canal Football Club. De trop longues années. Ménès va tomber (peut-être) pour quelques baisers forcés imposés à des collègues femmes prises en otage à la fois par la visibilité télévisuelle et par le piège du direct. A ce jour, il n’est plus à l’antenne.
Les sanctions ont été prises contre Ménès par
Canal+
sur la base d’événements et comportements pour la plupart déjà connus voire même vus en direct.
Canal+
s’est donc comporté de façon particulièrement hypocrite et tenta jusqu’au bout de protéger son animateur, qu’elle avait auparavant déjà sanctionné -pour la forme- à la suite de certains de ses comportements. Elle fit ainsi supprimer les passages le concernant -toujours compromettants et choquants- du documentaire de
Marie Portolano« Je ne suis pas une salope, je suis une journaliste », que la chaîne a diffusé.
Mais c’est bel et bien cette même chaîne qui a profité, des années durant, des audiences suscitées par la gouaille et le savoir-faire télévisuels de Ménès.
Qu’un directeur des sports veuille dynamiser une émission de sa grille qu’il juge insuffisamment attractive se comprend aisément. Cela fait même partie intégrante de ses attributions. Mais le vrai sujet est ici : qui choisit-on pour cela et quel type d’attitude met-on ainsi à l’antenne ? Cyril Linette, alors directeur des sports de Canal, ne pouvait pas ignorer qu’il embauchait un redoutable tailleur de costard, selon l’expression de L’Equipe. C’est même ce qu’il voulait.
C’est pourquoi Nathalie Iannetta -très pertinente et par ailleurs courageuse- a raison quand elle dit dans Le Monde du 3 avril : « Si c’est le seul à payer, il n’y a plus de justice. Pierre est responsable, mais les coupables sont tous les gens censés l’encadrer».
Avec Ménès, C.Linette avait conscience de prendre un risque. Dans Le Monde du 17 avril dernier, le directeur des sports de l’époque confie : « Il (Ménès) était aux antipodes de la culture Canal». Il l’a néanmoins embauché, « contre vents et marées » et aussi contre l’avis du présentateur, Hervé Mathoux, « vraiment pas fan de cette idée ». Les audiences (énormes) ont suivi, mais au bout du compte, quel est le vrai bilan de cette affaire ?
Ménès connait très bien le football, me confia un jour un excellent journaliste de L’Equipe, journal ou Pierre Ménès a travaillé longtemps. On le croit volontiers mais ce n’est pas d’abord pour cela qu’il a été recruté à Canal, c’est pour sa capacité hors norme à dézinguer, tacler ceux qui ne lui plaisent pas, notamment et de façon presque systématique, les arbitres.
Ainsi, cette tendance douteuse, déjà lourde dans le football, se renforçait encore. Pas un recrutement pour l’audience ? Dans une interview donnée aux Cahiers du football en 2010, Cyril Linette nia, face à Jérôme Latta et Thibault Lécuyer avoir pris Ménès pour l'audience : « Il n’y a pas de volonté machiavélique de dire « On va faire de l’audience en mettant Ménès, en mettant machin, en étant méchants » ». Mais, machiavélique ou non, alors pour quoi ? Car côté football, la qualité de l’émission s’est révélée plus que médiocre.
Canal+ prenait alors la même pente glissante déjà empruntée par France 2 foot en 2007-2008. Pauvre service public, misant sur Guy Carlier, Philippe Lucas et leur talent pour le dézingage aux dépens de boucs-émissaires, au tout premier rang desquels figuraient bien entendu les arbitres, cette cible tellement facile. Les chaînes télé n’ont pas inventé l’hostilité envers les ex-hommes en noir, elle est malheureusement là depuis longtemps et c’est à ce jour, en France notamment, une composante incontournable du monde du foot et de son public. Mais elles l’ont renforcée, pendant les matches avec leurs ralentis inquisiteurs, après les matches avec leurs chroniqueurs-animateurs bonimenteurs.
La logique télévisuelle, sa fréquente
démagogie et le besoin vital d’audience ont ainsi fait dériver le bon journaliste de presse écrite qu’était Pierre Ménès au journal L’Equipe vers un animateur télé toujours plus mordant, voire méchant, sur
L’Equipe 21 d’abord,
M6 ensuite. Le public a aimé et Ménès s’est forgé au fil des ans un fan-club géant : 2,5 millions de followers sur
Twitter ainsi qu’un blog très lu. Mais pour faire quoi, à part de l’audience, et pour aller où ?
Aujourd’hui on voit Ménès quitter Canal -bien que rien ne soit encore sûr: la chaîne peut-elle se permettre ça ?- non pas pour son ignorance crasse du sujet arbitrage vidéo (« La vidéo, ça prend cinq secondes » !), non pas sur son refus du vrai dialogue, du débat (l’auteur de ces lignes lui a écrit plusieurs fois sans obtenir une ligne de réponse), non pas pour ses partis pris ou le lynchage à l’antenne de ses têtes de turc (non, il a été embauché pour cela), non pas pour son autoritarisme insupportable à l’écran (pauvres collègues qui ont dû le supporter). Ménès est d’autant plus nuisible et dangereux qu’il possède un charisme indéniable ; c’est « une vraie bête de plateau», selon un confrère, cité par Le Monde (2 avril 21, A.Pécout, S.Cassini).
Et il ne risquait pas d’être contrarié sur son terrain. Le bon journaliste s’était transformé en clown malfaisant mais la chaîne en redemandait visiblement, même si le bonhomme ne devait pas être facile à encadrer tous les jours.
Sa compétence sur le fond, laminée par les exigences de la télévision, n’est guère apparue à l’antenne. Non seulement la pertinence des jugements et toute pédagogie ont lourdement fait défaut au CFC mais encore ce chroniqueur flingueur a pris toute la place. On ne contrariait pas Pierre Ménès, on ne devait lui faire aucune ombre.
Malgré la promesse de C.Linette aux Cahiers du football (CDF), il n’y eut donc jamais de débat contradictoire sur la VAR dans le CFC pendant toutes ces années.
Les CDF : « De grâce, organisez un vrai débat contradictoire sur la vidéo, c’est tout de même indispensable » :
Linette : « OK, on va le faire ».
(aujourd’hui, Tony Chapron critique sérieusement la VAR sur Canal + Sport, et depuis 2018).
Pour ma part, j’étais même prêt à affronter « la bête » sur son propre terrain ! Je l’avais fait savoir à Cyril Linette, avec qui j’échangeais quelques courriels à l’occasion et il me répondait souvent, ce qui est à saluer. Toutefois, ma demande de débat n’eut aucune suite.
Ce n’est pas l’ex-journaliste Ménès devenu (im)pitoyable bouffon que Canal+ sanctionne aujourd’hui. La chaîne le fait au nom de l’époque et de metoo. On peut certes, on doit même, s’en réjouir. Mais nous ne nous réjouirons pas de toutes ces années où tant d’acteurs du foot ont été sa cible, avec un considérable impact sur le public : le foot réduit à la basse polémique, au règlement de comptes à savourer brûlant. Canal a capitulé alors qu’elle avait montré une forte originalité dans les années 80 et 90, avec sa nouvelle façon de filmer le football à la télévision. Qu’on apprécie son style ou non, Jean-Paul Jaud y a largement contribué. Alors, le regard porté sur le jeu changeait. Jaud a aussi installé -et c’est moins brillant- ce qui allait devenir une redoutable pratique des ralentis à n’en plus finir, qui sont devenus la base de cette malheureuse VAR.
Finalement, Ménès risque de tomber non pas bien sûr pour ce que Canal lui a demandé -même si inévitablement il a tourné peu à peu à sa propre caricature- mais pour ce qu’il est mal vu de faire et de dire de nos jours, qui exprime un machisme sexiste de plus en plus insupportable avec le temps. Il faut évidemment s’en féliciter, mais aussi dénoncer l’énorme hypocrisie de la chaîne et son impunité.
Récemment,
Canal a licencié
Stéphane Guy
pour s’être exprimé très librement à l’antenne en soutenant
Sébastien Thoen
sur un vrai sujet : la liberté d’expression, une certaine conception du
journalisme. La compétence passait une nouvelle fois à la trappe au nom de la loyauté inconditionnelle à une chaîne sanctionnant son journaliste dans un « climat de terreur », selon l’expression employée dans
Le Monde.
Dans un monde médiatique qui serait plus intéressant et moins sinistre, l’affaire Ménès devrait permettre un sursaut du journalisme de sport en télé, ou du moins du peu qu’il en reste... La messe, cependant, semble déjà dite. Le journalisme de sport, surtout en télévision, est bel et bien mort.
Le phénomène n’a pas attendu 2021 pour sévir, mais Pierre Ménès et les responsables de Canal qui se sont appuyés sur lui si longtemps portent ici leur part de responsabilité.
Son possible départ aura-t-il un effet ? Il faudrait commencer par remettre au premier plan d’autres compétences d’animation et critères d’attractivité. Il faudrait songer aux publics les plus jeunes, introduire un minimum de pédagogie et d’équité dans les jugements, analyser l’arbitrage au lieu de le démolir. Il faudrait refaire du foot et de ses coulisses un beau spectacle, au lieu du coupe-gorge où un Mathoux (dans le rôle du clown blanc) éponge les rigoles de sang virtuel produites par la médisance. Ménès a été le porte-drapeau d’une culture du ressentiment, de la détestation de tout ce qui n’était pas lui, et en particulier ceux qui essaient de réfléchir sur le foot et son avenir. Ceux-ci se trouvent bien trop souvent catalogués comme de maudits intellos, un réflexe que beaucoup de journalistes de sport ont encore, qui illustre leur vieux reste de complexe d’infériorité vis-à-vis des journalistes politiques. Il serait temps -enfin- de passer à autre chose !
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