Cette extériorisation, cette passion répondent à un puissant besoin, dans nos sociétés postindustrielles où les plaisirs mais aussi les frustrations s’accumulent : travail toujours davantage dépourvu de sens, automatisation des tâches déshumanisante, patrons grands et petits méprisants ou tyranniques (pas tous !) ... Outre l’amour du jeu de football, les raisons sont multiples d’aller s’éclater une ou deux fois par mois dans le stade local, voire à l’extérieur si c’est possible, pour soutenir son équipe favorite.
On peut tout d’abord appartenir à un club parce qu’on y joue soi-même. L’identification, alors, va presque de soi. On peut aussi soutenir un club sans y jouer et se sentir bien dans un lieu donné, le stade, pour une durée déterminée de quelque deux heures éventuelles avec prélude possible et prolongations sur le terrain, au bar, chez les uns et les autres…
On chante, on crie, on s’exprime, banderoles et tifos à l’appui, on critique les dirigeants, on conspue ou vénère les joueurs et entraîneurs selon les matches, les époques et les circonstances. Bref on est supporter. La complexité de ce statut est aujourd’hui amplement étudiée. En temps normal, c’est déjà un sujet compliqué mais en temps de pandémie, cela se corse sérieusement. Les stades étant vides ou presque jusqu’à nouvel ordre, à quoi, à qui, le supporter appartient-il ? Où est le lien ? Faire partie de quelque chose, certes, mais de quoi ?
À quoi est-il rattaché alors, lui à qui les gradins sont interdits ? L’ancrage géographique des clubs et de leurs supporters a déjà été secoué par la mondialisation, les Londoniens d’Arsenal allant supporter une équipe de Français -pour caricaturer un peu-, les Parisiens encourageant des Brésiliens, Italiens, Argentins, Uruguayen -mais ici c’est toujours Paris ! Dans le football professionnel, l’origine et la nationalité « locales » des joueurs ont de plus en plus été remplacées par des stars multinationales. C’est l’heure de l’Emirates Stadium et de l’Allianz Arena. Pourtant le stade, comme lieu d’expression et d’enracinement avait, jusqu’au Covid 19, gardé sa force.
Seulement voilà, maintenant le stade on ne peut tout simplement plus y entrer… Ici et là, des mannequins, des images virtuelles, des bandes sonores pré-enregistrées y ont remplacé les êtres de chair et de sang. Dès lors, de quoi le supporter est-il le nom ? De quoi est faite son appartenance ?
Et puis, que fait-il (elle) de ses week-ends ? Agite-t-il en cadence des fanions aux couleurs de ses chouchous ? Murmure-t-il, résigné devant sa glace, l’hymne du club adoré ? Joue-t-il au foot avec ceux qui s’y risquent encore ? Se repasse-t-il à l’infini les DVDs des heures de gloire traversées par ses héros ?
Dans les supermarchés à la jauge, arbore-t-il les maillots floqués des joueurs de l’équipe de France qui se produisent à l’étranger (ce n’est pas ce qui manque) ? Ou bien rejoint-il, faute de mieux, la communauté morcelée des téléspectateurs abonnés à grands frais à la vision de stades vides et à la vague perception de chants tournant en boucle ?
En ces temps pandémiés, le supporter aurait-il toujours plus de mal à se supporter lui-même ? Un roi sans divertissement, en somme… Mais sans divertissement, la vie vaut-elle encore la peine d’être vécue ?
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