L’ombre de Séville 1982 a plané sur cette singulière journée de l’Euro de foot du 28 juin. Comme à Séville, deux fois des équipes, Espagne et France, ont mené 3-1 avant de se faire rejoindre à 3-3 : par la Croatie et par la Suisse. Même si l’Espagne a fini par s’en sortir, les scénarios de ces rencontres ont, à quelques détails près, étrangement rappelé la nuit de cet Allemagne-France 1982, en demi-finale du Mondial, peut-être le plus grand match du siècle.
En passant de 1-1 à 3-1, une équipe fait le break -ici deux buts d’écart- et du coup entrevoit la victoire. Que se passe-t-il alors en elle, dans la tête de ses joueurs ? Peur de gagner ? Excès de prudence pour préserver son acquis ? Joie débordante et prématurée ? Insouciance soudaine ? Une forme de vigilance, de concentration semble disparaître, comme si le match était fini. L’énigme est passionnante.
La décompression de l’équipe qui a « fait la différence » ne paraît avoir d’égal que la volonté exacerbée de l’équipe menée de revenir au score, envers et contre tout. L’Allemagne en 82, la Croatie et la Suisse cette année, ont toutes les trois réussi cet exploit inouï. Et, presque aussi inouï, avec des scores identiques (!!) : de 3-1 à 3-3. Tout aussi intéressant que la confusion qui envahit les esprits des presque vainqueurs est le ressort mental qui permet à une équipe rejointe de retrouver son élan.
Le retour de l’adversaire dans un match que l’on croirait « plié » imprègne la formation qui a ainsi gaspillé cet avantage -aussi net que trop lourd à porter- d’un sentiment de fatalité qui débouche le plus souvent sur une défaite : deux fois en 1982 et 2021, avec l’équipe de France en victime expiatoire.
L’Espagne a su éviter ce piège (chapeau !) mais sinon, la frustration est trop forte, l’impératif de « reprendre tout à zéro » a quelque chose d’accablant et tant Bossis que Mbappé, à 39 ans d’écart, ont dû le ressentir. Au passage, bravo à Pogba, Giroud, Thuram et Kimpembé pour n’avoir pas craqué : la pression était épouvantable.
Ce va-et-vient des émotions chez les joueurs caractérise aussi largement -avec bien entendu des différences évidentes de cadre et d’activité…- ce que nous, spectateurs et téléspectateurs, ressentons face à un match. Nos sensations vont et viennent au gré des actions de jeu, l’instabilité règne. Celle-ci, essentielle pour comprendre le foot, est parfaitement décrite par Pierre Clanché (Université Bordeaux 2) dans un texte très éclairant : « Si le match de football met le spectateur dans un tel état de passion, c’est parce que c’est un sport particulièrement instable, et donc imprévisible […] L’instabilité est un état paradoxal. Le spectateur souhaite la stabilité où il sera en paix, pour un moment, mais vit de l’instabilité, qui le tourmente quel que soit l’état de maîtrise ou de domination de son équipe » (« Football, instabilité et passion », Le spectacle du sport, revue Communications, Seuil, 1998).
Le contraste est très frappant entre ce que nous souhaitons pour notre vie -une forte demande de sécurité et de stabilité, chez beaucoup d’entre nous en tout cas- et ces moments spéciaux, hors-normes, ces parenthèses comme le foot, où une règle toute autre domine, mais cette fois sans conséquences directes, réelles, sur nos vies, autres que sur notre humeur... Une peur délicieuse, en quelque sorte.
A la fin d’un match, tout paraît pouvoir s’expliquer, et avoir été prévisible, alors que rien en réalité, ne l’était.
La réflexion de Clanché sur l’instabilité nous entraîne vers une hypothèse hardie mais troublante : les équipes de France de 1982 et de 2021 n’auraient-elles pas, en se laissant rejoindre, voulu inconsciemment revenir à cet état d’équilibre (d’égalité) où tout reste ouvert, où tout reste jouable, où le retour à l’instable n’est pas éliminé du champ des possibles ? Les deux équipes, celles d’Hidalgo-Platini et celle de Deschamps-Mbappé, disons, ont certes des caractéristiques très différentes : celle de 82 ne savait au fond qu’attaquer, et en tout cas n’aspirait qu’à cela. Se recroqueviller sur elle-même, ce n’était pas elle. Elle ne l’a donc pas fait, et d’ailleurs peut-être, l’aurait-elle fait, le résultat n’en aurait-il pas été meilleur.
L’équipe de 2021, au contraire, sait défendre, elle n’y répugne pas du tout. C’est même sa caractéristique principale, assortie de redoutables contre-attaques. L’explication du retour suisse peut ici se trouver dans le fait que cette rencontre était complètement folle, que les Français, malgré quelques formidables coups d’éclat de Benzéma et Pogba, ne maîtrisaient pas grand’ chose. Un retournement de situation n’allait donc pas contre la fausse logique de ce match : le désordre.
On pourrait aussi dire que cela va dans le sens de l’époque. S’en remettre toujours plus au hasard (loteries, paris, jeux…) est une tendance en vogue de notre temps. Mais n’allons pas trop loin…
Les comptes rendus de matches dépendront aussi très largement du résultat. Mbappé aurait-il réussi son dernier tir et la France aurait-elle gagné, tout ou presque changeait. Les « analyses » reposent amplement sur le résultat final, et les responsabilités des uns et des autres s’en trouvent directement affectées.
L’élimination de son équipe nationale a en tout cas pour ses supporters un effet positif : elle peut ramener à une forme d’humilité. L’équipe de France en effet n’est-elle pas tombée dans un autre piège, celui de devoir endosser le rôle de favori ? Présent en Allemagne provisoirement, je crois ne jamais avoir autant entendu la France présentée comme favorite. Le terme « Die Weltmeister » (« Les champions du monde ») accompagnait invariablement -quand il ne la remplaçait pas carrément- l’expression désignant « Les Bleus », toujours appelés en Allemagne l’« Equipe tricolore ». C’est de bonne guerre de faire porter à l’adversaire le poids qui repose sur les épaules d’un favori…
L’autre avantage de l’élimination des Bleus est que nous allons pouvoir maintenant pouvoir regarder ce tournoi « tranquillement », en nous intéressant de plus près, peut-être, à la qualité du jeu lui-même (Danemark et Tchéquie nous ont offert de belles choses ces derniers jours) et moins à la couleur des maillots. Une forme de dépendance, d’aliénation, comme on disait en 68, disparaîtra en partie.
Ce ne sera pas forcément mieux -on peut aimer cette aliénation et les émotions intenses et compliquées qu’elle provoque- mais ce sera assurément très différent. Et peut-être aussi bien.
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