Observer, analyser, matches à l’appui, comment la télévision montre le football : c’est ce que j’ai fait pendant de longues années avec quelque 140 rencontres au compteur, visionnées en direct ou sur des enregistrements. Depuis 2015 environ, j’ai arrêté (épuisé !) cette pratique qui risquait de tourner à la manie.
Mais les statistiques détaillées et les conclusions que j’en ai tirées semblent bel et bien toujours valables. C’est ce qu’a confirmé en septembre 2020 le texte de Jérôme Latta « Réalisation télé : des matches à la tronçonneuse ».
Les matches de football sont donc encore et toujours fragmentés par des réalisateurs français qui refusent de comprendre le foot, de respecter le jeu et d’évoluer autrement que sur le strict plan technique : leur soumission à la technologie (donc l’idéologie de la technique) est totale. Les reprises du jeu, notamment, restent oblitérées par d’interminables séries de ralentis (5, 6, 7…) dont au moins les deux derniers ne servent à rien, sinon à occulter ces moments importants d’un match : la reprise du jeu, dont le si fort et si symbolique coup d’envoi après un but.
Avoir cessé mon méticuleux travail ne m’empêche pas de jeter un œil, à l’occasion, sur un match de 2021, en temps de Covid. Si les tribunes et le son du match sont massivement affectés par la pandémie, la façon de filmer le foot en France ne paraît pas avoir bougé depuis six ans. Ainsi, sur PSG-Monaco, en finale de Coupe de France, a-t-on dû subir ces si nuisibles plans de joueurs vus seuls balle au pied et en action, désormais solidement ancrés dans les réalisations. Évaluons ce que cette façon d’individualiser le foot à outrance nous fait perdre de la saveur du jeu par rapport à ce qu’elle nous offre comme « plus ». Entre 2010 et 2014, chez les réalisateurs français, il y avait par match de 100 à 200 de ces plans (mais Jamie Oakford, réalisateur anglais de la finale du Mondial 2014, en fit ce jour-là… 26 !). Je laisse à d’autres l’actualisation de ces chiffres, j’ai déjà donné…
Que nous procurent ces plans individuels de joueurs en action hors de tout contexte collectif ? De fait, peu de choses. On peut certes voir le joueur « de près », apprécier son allure, son aisance (ou non), la qualité de son contrôle de balle ; soit autant de facteurs à la fois individuels et esthétiques : des vignettes Panini animées, en somme. Pour les amateurs de portraits de joueurs en action, c’est parfait. Le problème est que ces plans-là sont répétés encore et encore et qu’une fois qu’on en a vu un, on les a tous vus. En 2011, sur TF1 -France-Belgique- Olivier Denis a montré Adil Rami remonter le terrain 33 fois seul balle au pied (33 ! ). C’est-à-dire trente-trois fois la même image.
Maintenant, que ratons-nous avec cette pratique absurde, que perdons-nous alors de vue ? Le match ! Une rencontre de foot, en effet, ce n’est pas une succession de portraits de joueurs coupés de tout, notamment de leurs partenaires : c’est un tout organique, vivant, où tout s’interpénètre ! Dès qu’on met exagérément en avant un de ses aspects, on en sacrifie inévitablement d’autres.
Plus les réalisateurs « découpent » les matches, plus la substance du jeu disparaît. Des centaines de plans possibles passent ainsi hors-champ, devenant alors invisibles pour les téléspectateurs. Lorsqu’on voit un défenseur remonter la balle, après une seule vision de cette image, on n’apprend plus rien et surtout on ne sait pas ce que voit le joueur ni comment bougent ses coéquipiers (le fameux « jeu sans ballon », décisif). On ne sait plus rien de ces éléments essentiels que seuls les plans larges ou moyens permettent de voir. Alors quand, dans un seul match, on voit 100 ou 150 de ces plans que nous contestons, les dégâts sont énormes. Non seulement les plans de joueurs vus plusieurs fois seuls balle au pied ne nous apprennent rien mais, pire, ils nous aveuglent.
Le flux continu d’un match est ainsi abusivement fragmenté. Or la fluidité est une des raisons majeures du triomphe mondial du jeu de football et une de ses caractéristiques les plus précieuses. Découper excessivement les matches nous empêche tout simplement de les voir comme des événements collectifs, empreints d’intelligence et de partage.
Ceci n’interdit bien évidemment pas de montrer aussi des visages en gros plan ou des ralentis. Mais le dosage est délicat, et en France il est systématiquement (systémiquement…) raté. Nous pourrions aussi parler du filmage littéralement dément de ces rentrées de touche où le torse du joueur qui fait la touche est la star (cherchez pourquoi !). La perte de substance est ici aussi massive.
Il y a également cette façon qu’ont certains « réals » de se prendre pour de grands metteurs en scène et de filmer le foot comme ils feraient du cinéma. Fred Godard est de ceux-là et il a bien fait rire les Britanniques avec sa manière de filmer le France-Angleterre de rugby en 2020.
On peut se demander si au fond les réalisateurs de football ne sont pas des cinéastes frustrés -ou manqués- qui font subir au foot et à ceux qui l’aiment ce qu’ils n’ont pas été capables d’infliger aux spectateurs des salles obscures (ouf !).
Les réalisateurs-vedettes de la génération d’« avant », les Jean-Paul Jaud et François-Charles Bideaux, je les ai tous deux rencontrés (il faut y ajouter François Lanaud). Jaud m’a même invité deux fois dans son car-régie, merci Jean-Paul. Ils avaient des idées précises sur ce qu’ils faisaient, et ils les disaient. Souvent je n’étais pas d’accord, mais ils avaient en tout cas un vrai discours.
Il faut signaler que la génération suivante de réals -Amsellem, Godard, Lachand- a « coexisté » un certain temps avec Jaud et Bideaux, jusqu’à ce que ces deux derniers se retirent.
Les nouveaux réalisateurs, ceux de la défunte Téléfoot, par exemple, je ne les connais pas. Mais ce que dit J.Latta en 2020 du travail de l’un d’eux (Mohamed Hassani, sur Saint Etienne-Rennes) montre apparemment que rien n’a changé dans le mode de réalisation.
Dans les années 2005-2015, j’ai participé à quelques débats (très rares) avec des réalisateurs, notamment deux de Canal+ : Jean-Jacques Amsellem et Laurent Lachand. Merci à l’Afterfoot sur RMC et à L’Equipe magazine d’avoir permis ces échanges. Mais à cette époque, ces réalisateurs n’avaient, sur leurs pratiques par rapport à l’intégrité du jeu, aucun discours structuré et argumenté, a fortiori aucune approche critique. Ou bien ils feignaient de ne pas en avoir. Comme s’ils n’avaient aucun pouvoir sur le match, aucune responsabilité sur notre vision du jeu. Voire même comme s’ils n’existaient pas ! Une épaisse, très épaisse langue de bois. Il faut l’entendre pour le croire ; je l’ai entendu.
Tout ceci nous amène à cette conclusion provisoire : le foot a-t-il encore besoin de se voir ainsi charcuter ? Que penser de ces découpeurs de matches à l’aveugle ? En termes de regard sur une rencontre, que vaut aujourd’hui une réalisation de Canal ou beIN SPORTS face à un match bel et bien vu, de nos propres yeux (avant la pandémie…) à Bollaert ou au Stade de France ? Pas grand’ chose. La vérité et la valeur sont du côté du stade et du regard du spectateur, pas de la télé et du téléspectateur. Celui-ci, d’ailleurs, n’en peut mais, et en plus, il ne s’exprime pas beaucoup : c’est un doux euphémisme…
La faute aux réalisateurs, donc, mais aussi et surtout à la politique destructrice des chaînes de télé françaises et de leurs directeurs des sports, qui regardent ailleurs et ne pensent qu’audiences et droits télé. Comme la Ligue de Football Professionnel, au demeurant, et la Fédération Française de Football. Où est la défense du jeu ?!
Nous parlerons des réalisations anglaise et allemande une prochaine fois ; c’est un autre monde.
Dernière question : le foot a-t-il même encore besoin d’images de télévision ? Ce sera l’objet de notre prochain article.
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