Face à la formidable réussite d'ensemble des Jeux Olympiques (J.O.)
et des Jeux
Paralympiques
de Paris 2024, peut-on encore seulement émettre quelques critiques ?
Faudrait-il adhérer sans réserve aucune à l'enthousiasme général ou bien passer pour un
« peine-à-jouir » selon l'expression si élégante et révélatrice d'Anne Hidalgo défendant -à
juste titre- "ses" J.O. ?
Un superbe bilan
Ici il faut distinguer plusieurs choses d'ordres différents qui ont concouru à ce réjouissant succès.
-D'abord le magnifique travail collectif des équipes et institutions chargées de l'organisation de ces Jeux. Une affaire de longue haleine étalée sur plusieurs années et orchestrée magistralement par Tony Estanguet. La tâche était colossale, ils ont réussi. Chapeau. Au cœur de cette réussite, l'idée géniale d'intégrer les J.O. dans la ville même. Paris superstar ! Des records en tous genres ont été battus à l'occasion de ces Jeux sans précédent, avec :
-des cérémonies, d'ouverture
notamment, exceptionnelles et d'une créativité magnifique
-la création de lieux de rencontre entre le public et les athlètes, procurant convivialité et splendide ambiance
-des forces de sécurité largement à la hauteur, des moyens énormes déployés pour libérer spectateurs et téléspectateurs de la peur des attentats. Celle-ci s'est vite dissoute devant l'ampleur du dispositif mis en place, les consignes de bonne humeur et d'empathie visiblement données aux forces de l'ordre ainsi qu'aux 45.000 volontaires chargés de l'animation et de l'accueil des spectateurs. Ici, le triomphe est total.
-l'accent mis sur l'importance de prendre davantage en compte le handicap, avec des Jeux Paralympiques hors du commun et extrêmement inclusifs : de véritables initiation et sensibilisation pour des millions de Français et d’étrangers.
Paris et la France -inégalement représentée toutefois- peuvent donc légitimement être fiers de ces Jeux qui feront date.
Sans bouder son grand plaisir pourtant, il faut aussi se méfier de ces raz-de-marée populaires emportant tout sur leur passage. Car oui, des critiques il faut en faire et ce d'autant plus que la fête fut grandiose.
Ici encore il faut distinguer entre :
-le comportement du public français supportant massivement « ses » athlètes
-le rôle des médias et en premier lieu de la télévision
Les deux, bien sûr, interagissent.
Les Français sortaient d'une période d'une extrême morosité et d'une énorme tristesse, notamment politique. Ils avaient envie de « s'éclater » pour penser à autre chose. Ce côté compensatoire a joué un rôle essentiel dans l'excitation, souvent extrême et même « limite » des supporters français. Ensuite, comment peut-on caractériser ce tsunami porté par des gens peinturlurés, agitant frénétiquement des drapeaux tricolores et chantant La Marseillaise
à tout bout de champ en soutien aux athlètes de notre pays ? Patriotisme ? Chauvinisme ? Nationalisme ? Nous reviendrons sur ces notions dans un prochain texte.
Le travail de France Télévisions
Nous n'allons pas ici dresser un tableau complet des J.O. et des Jeux Paralympiques mais nous concentrerons sur la ligne éditoriale de France Télévisions,
diffuseur des deux événements.
D'abord il faut saluer la performance remarquable des trois chaînes (la 2, la 3, la 5) pour montrer le maximum d’épreuves. Jongler entre de multiples lieux et passer d'un canal à l'autre, en particulier de la deux à la trois et inversement, fut un exercice d'équilibriste brillamment réussi, avec Laurent Luyat, Matthieu Lartot et Cécile Grès comme chefs d'orchestre.
J'ai passé beaucoup d’heures à regarder ces Jeux à la télévision et à bien des points de vue les retransmissions ont été un franc succès. Je suis aussi allé trois jours à Paris pendant les Paralympiques pour voir et ressentir, avec mes propres yeux et nerfs, les sites, l’atmosphère, et des compétitions de tennis de table, d’athlétisme, de goalball et de basket-fauteuil. J’ai pu constater l’ambiance festive, la grande qualité des installations, l’accueil chaleureux de volontaires sympas et dansant presque en permanence !
Reste maintenant à examiner la nature, le style et les partis pris de France Télévisions. Face à un objet aussi complexe et « éclaté » en une multitude d’endroits et de sports, quel fil rouge choisir ? « France Télé »n'a fait ni une ni deux : ce serait priorité absolue aux athlètes français et à la comptabilisation, jour après jour, heure après heure, de leurs médailles. Cet accent résolument mis sur les Français a été en outre accentué par de multiples célébrations de médaillé(e)s au Club France à La Villette et par l’émission animée par Léa Salamé et Laurent Luyat (Quels jeux !), mettant en avant à haute dose les participants et médaillés « tricolores ».
Il faut également le dire d'emblée : les athlètes étrangers n'ont été ni oubliés ni excessivement critiqués. Dans ce registre, bien pire a été fait par des chaînes étrangères dans le passé (NBC par exemple, sur les Jeux d’Atlanta en 1996).
Le parti pris pro français n'en a pas moins écrasé ces J.O. Le critère numéro un d'une diffusion à l'antenne fut ainsi : « Y a-t-il un Français, une Française en compétition ? Et a-t-il (elle) une chance de médaille ? ». Certes, les téléspectateurs français ne brûlaient sans doute pas d'envie de voir un Slovaquie-Albanie de volley-ball assis (match imaginaire…) ! La participation d'un Français a donc été jugée la condition sine qua non pour être diffusé. Un choix compréhensible, mais qui ne saurait dispenser d'un minimum de réflexion critique.
Les journalistes de la télévision nationale ont fait défiler devant eux tous les médaillés français, les interrogeant sur leur vécu (toujours la même question : « Qu'avez-vous ressenti à ce moment-là ? A quoi avez-vous pensé ? »), en n’oubliant pas le compagnon, la compagne, la mère. Le prénom et la familiarité étaient de mise -à sens unique : « Alors Manon, dites-nous ; bravo Léon ; bonsoir Aurélie ; merci Kylian »…
La plupart des champions paralympiques, nous ne les reverrons pas avant quatre ans et d’ailleurs beaucoup d'athlètes olympiques non plus, s'ils concourent dans de « petits sports » -canoë-kayak, taekwondo, voire même escrime, etc. Mais l'idée de la télé était, lors de ces Jeux, de faire de la France une grande famille, unie dans l'amour de ses sportifs, dont beaucoup leur étaient inconnus huit jours plus tôt -et de certains commentateurs aussi !
Le culte des athlètes français, l’obsession des médailles
En temps « normal », règne une grande misère télévisuelle pour la plupart des sports. En effet, le foot écrase la concurrence (avec aussi, loin derrière, le rugby, le tennis et le cyclisme). Sur ces J.O., le culte des athlètes français a frisé l'écœurement. Ce culte est-il dans l'ordre des choses, incontournable ? Les Jeux Olympiques sont-ils faits pour que plus de trois semaines durant, tout un peuple célèbre ses propres représentants ?
Les athlètes étrangers interviewés ont été une minuscule poignée, à part en athlétisme, où l'anglophone de service Nelson Monfort fut bien utile, comme d'habitude. Mais sinon ? Apparemment, ce qui se passe dans la tête d'un athlète n'est intéressant que s’il est Français. Et puis n’y a-t-il rien d’autre à demander, d’ordre technique ou tactique, d’ordre sportif ? C’est du sport, pas de la psychologie !
Si les J.O. n’étaient pas cette énorme fête patriotique (nationaliste ? chauvine ?) alors que seraient-ils ? Quelle est l'alternative à ce gavage quotidien de candidats aux médailles et aux médaillés de notre pays ?
C'est d'ailleurs toujours un peu la même chanson : les J.O. de l’âge de la télévision sont avant tout une multitude de Jeux
nationaux
au sein de l'olympisme. Est-ce vraiment cela l'esprit des Jeux ? À combien de milliers de kilomètres sommes-nous de la conception antique qui réunissait des athlètes à Olympie ou même de celle du Baron Pierre de Coubertin, qui a fait renaître les J.O. ?
La voie choisie par France Télévisions était-elle la seule possible ? Elle a fondé presque exclusivement sa ligne éditoriale sur la « médaillisation » à outrance de l’événement, sur les chances françaises, sur la place de la France dans le tableau des médailles. Et aussi sur les personnalités et émotions des champions français médaillé(e)s. Ceci fait ainsi largement disparaître des écrans les athlètes étrangers, sans les gommer totalement, heureusement. Ce choix fausse notre vision, tout en proposant un travail journalistique terriblement contestable.
Nous avons ainsi entendu des journalistes et consultants se réjouir ouvertement d'un geste raté par l'adversaire d’un Bleu... Par exemple, lors d’un match de parabadminton, le 1er septembre, le commentateur : « C’est pas très sport » (de saluer la faute d’un adversaire du joueur français). « Réponse de la commentatrice : « Il ne faut pas se réjouir des fautes du Brésilien, mais un peu quand même… » (sic).
Les « Allez les Bleus !
» nous ont assourdis pendant plusieurs semaines, souvent de façon insupportable. Quel abrutissement ! Nous avons même entendu une des journalistes faire entonner La Marseillaise à un petit groupe de gens entourant Pauline Ferrand-Prévot, championne olympique de VTT, visiblement gênée par cette mise à toutes les sauces de notre hymne national.
Il n'est déjà pas toujours agréable de voir tout un peuple, bruyamment et inconditionnellement, s'aligner comme un seul homme derrière ses athlètes -qui méritent évidemment d'être soutenus. Mais quand il faut en outre voir les chaînes de la télévision nationale entrer à fond, sans se poser de questions, dans le « patriotisme-chauvinisme-nationalisme », il y a clairement un problème. Un « journaliste » de télévision réduit à sa dimension de supporter -et de vendeur - est-il encore un journaliste ? Il est urgent de s'arrêter et de réfléchir à ce qui se passe là.
L’objectivité sacrifiée
Un autre trait médiatique a écrasé ces Jeux : l’emphase. Le programme des soirées fut presque systématiquement annoncé comme « somptueux ». Il faut « vendre » à tout prix... Cécile Grès, par ailleurs excellente à bien des points de vue, osa même, un de ces soirs : « Si vous avez prévu quelque chose, annulez tout !! ». Où va-t-on ?
Enfin, tout cela fait une grande victime : l’objectivité. Elle a beau être toujours difficile à obtenir pour un journaliste (et pour nous tous aussi…), elle n’en doit pas moins rester un des phares de la profession. Or il est impossible d’être à la fois chauvin et objectif. Emportée dans le tourbillon des médailles, France Télévisions n’a pas souligné, ou si peu, que la France, 5ème, chez elle et bien que puissamment portée par un immense élan populaire (un avantage massif) n’en a pas moins été devancée aux J.O. par… l’Australie, c’est-à-dire un pays deux fois et demie moins peuplée qu’elle ! Quant aux Jeux paralympiques, c’est pire. 8ème, notre pays a été surclassé par la Grande-Bretagne, et vient derrière les Pays-Bas, l’Italie et… l’Ukraine.
Tellement de facteurs entrent ici en ligne de compte et le principe même d’un tableau des médailles
(d’or, en réalité) est si discutable qu’il faut néanmoins applaudir la performance d’ensemble de la France. Mais enfin, quid de ces autres pays dont les athlètes ont brillamment concouru ? On aurait aimé (pour le moins…) entendre les Laurent Luyat et Matthieu Lartot analyser ces résultats, expliquer le pourquoi de ces classements. Mais non.
Virevoltant dans la fête incessante et dans l’ivresse de médailles pleuvant tous les jours, les journalistes de France Télé n’ont pas analysé grand-chose. Ils ont vibré, comme nous. C’est tout ? Peut-être considèrent-ils qu’analyser
et prendre du recul est le rôle de la presse écrite… Seulement voilà, qui a l’impact le plus fort sur les populations ? Et si un jour, en France, ces procédés n’étaient plus utilisés pour le sport mais pour d’autres causes moins « nobles » ? Journalisme ou propagande, là est la question.
Photo : Sammy-Sander