Nous ne devons jamais l'oublier : avec les médias audio et visuels nous sommes confrontés à des dispositifs, des techniques, des styles, des façons de faire qui se trouvent entre notre regard (notre écoute…) et l'événement ou le programme que nous voyons ou entendons se déployer.
Cela vaut pour les plateaux de télévision : horrible CNews qui vit du clash permanent et porte à bout de bras les « idées » d'extrême droite, triste BFMTV qui se repaît des annonces de disparition d'enfants et de leurs recherches, ainsi que de crimes divers, presque constamment distillés dans leurs défilants de bas d’écran, qui entretiennent et même attisent la peur sans fournir la moindre solution.
Dans son remarquable livre Technopoly, en 1992 (pour la France : éditions L’Echappée, 2019), Neil Postman écrit, dans la lignée de Jacques Ellul : « L’écriture n’est pas une technique neutre, dont l’effet positif ou négatif dépend de l’usage qui en est fait. (…) L’utilisation de n’importe quelle technique est déterminée par sa structure ». C’est un point essentiel, qui va à contre-courant de ce qui est trop souvent affirmé, c’est-à-dire : la technique est neutre, c’est la façon dont on s’en sert qui compte (argument repris, entre mille autres sujets, pour l’arbitrage vidéo au foot).
L'impact des technologies sur le foot télévisé
Cela vaut aussi donc -et on le sait moins- pour les matchs de foot, par exemple ce que nous voyons en ce moment avec l'Euro. Entre nous et les matchs, il y a en effet les réalisateurs, ceux qui voient pour nous, qui font les choix à notre place, par exemple ce que nous voyons et revoyons ou non au ralenti. Il y a ceux qui choisissent plus ou moins de proximité avec les joueurs, entre les gros plans et les plans larges, ceux qui privilégient la vision individuelle d'une rencontre - plans serrés- et ceux qui préfèrent montrer le jeu collectif et la vision d’ensemble. J'étudie ces questions depuis presque trente ans et ai publié largement (articles, études, livre) sur ce thème.
Voici par exemple mes bilans -incluant de nombreuses statistiques- de l’Euro 2012 et du Mondial 2014.
2 liens
"L'Euro 2012" et " Mondial 2014..."
Depuis le début des années 2000 environ et jusqu'à présent, les « réals » de foot étaient de trois nationalités seulement : France, Angleterre, Allemagne, comme on peut le constater ici, sur l’Euro 2012 :
Lien "Petit guide des réalisateurs"
Ceci pouvait surprendre : pourquoi pas d'Italien, d'Espagnol, de Portugais, de Tchèque ? J’ai eu l'occasion d'en parler avec Francis Tellier, patron de HBS (Host Broadcast Service), organisme responsable des retransmissions des Coupes du monde et Euros, jusqu'à ce que FIFA et UEFA en prennent en main eux-mêmes la production.
Pour Tellier, ce groupe de réalisateurs de trois nations s'imposait, parce que selon lui ils étaient les meilleurs et aussi parce qu'ils avaient l'habitude de travailler ensemble. Je l'ai rencontré deux fois, dont une vers 2013 : je lui suggérai alors qu'un réalisateur brésilien s'imposait pour le Mondial 2014 au Brésil. Mais non, le sujet n'avait même pas été abordé : les réals retenus étaient jugés les plus sûrs -avec eux pas de pépins techniques…- ce qui ne les empêchait pas d'avoir des styles différents : priorité au jeu collectif et aux plans larges pour les Anglais et les Allemands, vision plus individuelle et rapprochée des rencontres pour les Français, avec beaucoup de gros plans, beaucoup de joueurs vus seuls balle au pied en action, une diffusion plus hachée, des plans larges bien plus courts…
Enfin un Espagnol !
Cet Euro 2024 aura vu une nouveauté : la sélection d'un réalisateur espagnol, Oscar Lago, déjà sollicité pour d'autres compétitions moins importantes de l'UEFA. Le dogme a donc fini par céder et c'est tant mieux. Les options prises par Lago n'ont toutefois rien montré de révolutionnaire, l'Espagnol se fondant sans problème dans la tendance d'ensemble.
Nous avons pour cet Euro travaillé sur 19 des 51 matchs et sur une mi-temps chacun. Outre Lago, les cinq autres réalisateurs étaient : François Lanaud (France), Jamie Oakford (Angleterre), Knut Fleischmann (Allemagne), des habitués de longue date de ces grands événements, dont je connais bien le travail. S'y ajoutaient l'Allemand Sebastian Von Freyberg, et Laurent Lachand (France), auteur de la réalisation de la finale du Mondial 2022. Alors que le foot hors stade et hors TV bouge à vitesse grand V -compétitions de e-sport, succès massif des jeux vidéo, futsal…-, les choix opérés par ces réalisateurs n'ont guère évolué toutes ces dernières années.
Aucune innovation marquante n'est à signaler cet Euro. La Spidercam (caméra suspendue à un câble, mobile et surplombant le terrain), a confirmé avoir trouvé sa place et son utilité, avec de six à quarante utilisations par match, selon le réalisateur.
Toujours « en pointe », L.Lachand n’a cependant pas dépassé les 120 ralentis par rencontre (entre 102 et 116), lui qui, à une époque, en faisait 150 sur Canal ! Les joueurs vus seuls balle au pied et en action sont devenus un critère déterminant pour évaluer le type de réalisation devant lequel on se trouve : ces plans altèrent en effet grandement la vision du jeu collectif (pour quel « plus » réel ?). Lachand, ce réalisateur de l’excès, était à Dortmund autour de 120 par match, avec plus de 200 gros plans sur les visages des joueurs.
L’autre français, Lanaud, tint une sorte de voie moyenne : quelque 80 ralentis, 140 gros plans, 90 joueurs vus seuls balle au pied.
Allemands et Anglais : vive le jeu collectif !
Les deux Allemands Fleischmann et Von Freyberg, toujours adeptes de la priorité donnée au jeu collectif, étaient autour de quarante joueurs « vus seuls en action », avec un nombre de ralentis raisonnable -quelque 80- et côté gros plans : 90 pour Fleischmann et 170 pour Von Freyberg.
Jamie Oakford, lui, autre partisan de la vision du jeu collectif comme impératif, a fait 70-80 ralentis en moyenne, mais surtout il montra beaucoup moins de joueurs vus seuls balle au pied et en action : une vingtaine seulement, ce qui permet aux plans larges de durer et évite au match d’être trop haché. En revanche, il se « rattrape » avec beaucoup de gros plans, insistant ainsi sur l’« intime » et les émotions: environ 130.
Rien de bien neuf ni de croustillant sur le plan technique donc cette année et c'est tant mieux. Après certains délires de réalisateurs -notamment les Français, hachant les matchs à qui mieux mieux- tout le monde ou presque semble s'être calmé. Le foot a besoin de raison et de sérénité.
C'est du côté du jeu vidéo qu'il faut chercher ce qui bouge et ce qui innove. Lire ainsi cet excellent texte de Cédric Maiore, publié sur ce site :
Lien : qui influence qui ?
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